Comment ça se fait

Les faits

Par Le 11/05/2015

Une étude des faits en deçà des effets

Si le fait désigne non ce qui émerge à la conscience mais ce qui s’est produit et comment dans la réalité spécifique du travail, alors on comprendra que l’opposition, fait/effet, qui s’annule quelque peu dans le paronyme veuille souligner l’écart irréductible entre le fonctionnement des dispositifs et le service visé. Non pas nécessairement dans une perspective de rendement où les possibilités techniques freineraient les trajets projetés : bien souvent, l’activité se gère elle-même dans une industrie dynamique qui procède au réinvestissement dialectique dans une autre activité d’un résultat accidentel. L'accident lui-même peut parfois convenir à l’ouvrage.

Il ne s’agit pas de promouvoir un réalisme spécifique au travail, mais de considérer que le résultat obtenu n’est pas séparable analytiquement du processus qui y conduit. Celui-ci est double et cette dualité s’observe encore dans le produit. Tantôt ce sont les effets industriels qui sont privilégiés conformément à l’efficacité visée ou en décalage, tantôt ce sont les faits de fabrication par un certain regard sur la façon de faire sans souci de rendement (métergie) ou sans souci de rendement immédiat (industrie dynamique).

La dématérialisation du travail

A reconsidérer, cette photo de Henri Cartier-Bresson que commente Hubert Damisch, “Traité du trait” (p.17) et qu’on gagnerait encore à mettre en rapport avec cette aporie de celui-ci quant aux toiles de Fontana: (p.8) “l’œil ne voit qu’au travers de la fente qui l’entaille” (spontanément j’écris « qu’il entaille », image de l’œil actif et non subissant): elle correspondrait aussi bien à un regard sérigraphique puisque la fente donne à voir (par l’inefficacité du cache) entre deux toiles tendues laissent aussi entrevoir par leurs ouvertures de mailles.

Il n’y a ligne que dans un rapport aux choses qui s’effectue par le dessin (“la ligne n’existe pas dans la nature” dit Ingres, entendons par là qu’elle est artificielle c’est à dire produite par la technique du dessin. A chaque technique son regard sur le monde: la traversée, l’occulté, l’obturé pourraient être formés par la sérigraphie rejoignant ce qui se fait jour à travers l’ajouré.

Le dessin tend à homogénéiser des techniques diverses et à nier leurs différences: Hubert Damisch cite encore la légende de “l’invention de la peinture”, dixit: “sur la pierre où s’inscrit l’ombre de son amant, la jeune Corinthienne (Dibutade) en dessine la trace, qui cerne les contours de la silhouette.” (p.9) L’éclairage n’est pas nommé et son effet est d’emblée rapporté à de l’inscription ; pourtant, à la lumière de la sérigraphie et de la photographie que ne connaissait pas Dibutade mais que n’ignore pas Hubert Damisch, l’amant est cache dans un dispositif d’occultation photo-sérigraphique.

Rappelons que le trait n’est ni plus ni moins matériel que la ligne: tous deux relèvent de déterminations distinctes et participent à la forme de réalités autonomisables. La dématérialisation de l’objet est en cause dans la perception de la ligne, objet artificiel, indice qui se rapporte à un objet réel qui est son sens ; celle du trajet dans l’élaboration du trait, trajet moyen qui se détrajective dans le rapport à un autre qui est sa fin.

Si l’action n’a cure de la différenciation des moyens que dans la perspective de la fin, l’activité outillée est indifférente à celle-ci, jusqu’au refus de faire pour rendre des moyens et des fins disponibles en permanence, en les opposant et les segmentant entre eux. La dématérialisation naturelle fait place à une autre dématérialisation qui est une analyse.

Cette analyse sous-tend à sa façon les formes qu’on isole ou qu’on met en relation dans l’ouvrage ; elle est un processus inverse de désinvestissement, négateur du trajet.

Les faits opératoires et les effets représentatifs

L’hypothèse médiationniste de l’autonomie de l’art implique que dans le rapport à la représentation médiatisée par le langage, l’art ne fait que prendre en compte une forme qui ne le conditionne pas lui-même dans sa propre forme. La sensation, l’imaginaire ou la pensée ne formeront jamais l’art mais, par la déictique, un de ses contenus. Cette restriction majeure rend impérieuse une interrogation portant sur la réalité de la ligne et du point quand il s’agit d’en faire les composants d’”une boîte à outil” et lorsqu’ils sont appréhendés en tant qu’objets.

Un exemple permettra de voir plus clairement les enjeux d’une telle disso­ciation: pour l’imprimeur à qui s’impose l’estimation de la quantité d’encre nécessaire, la forme visuelle de l’image à imprimer importe peu, mais l’éten­due des surfaces d’encre, ce qu’il mesure. Le point n’a pas de réalité à cet égard. Par contre, dans la mesure où il est lié au non-déplacement de la pointe dans la stylographie, on peut constater qu’il est abstraitement à l’œuvre dans l’estampage et ce quelle que soit la configuration visuelle résultante: le point peut apparaître carré, d’une surface telle qu’il macule toute la surface mise à disposition, il n’est “point” qu’en raison du mode d’application de l’encre, dépôt outillé par simple contact.

Le trompe l’œil et le fait utile dans le rapport aux choses

René Magritte nous montre que l’image ne désigne pas uniquement l’ouvrage déictique ; elle est dans le rapport représentatif ordinaire aux choses, image perçue et conçue toujours en débat. Il montre aussi que l’œuf se fait œuvre1. La prégnance de cet effet représentatif masque l’utilité et l’exploitation des dispositifs qui a lieu sous le mode d’emploi précipité. Une toile a un verso à partir duquel une construction apparaît qui au sens figuré sous-tend la toile, cette évidence rejoint le principe du trompe l’œil qui joue sur la réalité technique du plan utile et sa destination qui est d’imposer un objet de représentation. On peut étendre le trompe l’œil au-delà de la déictique et considérer que l’exécution ne se rapporte pas ainsi à une conception de l’ordre d’une capacité logique et rhétorique, mais à une production qui fait appel à une capacité ergologique et technique.

Plutôt qu’à un trompe l’œil illusionniste, la série des noirs de Pierre Soulages sert à une affiche de la pluralité des panneaux dans le rapport à la scansion des traces : nul geste pictural qui ne soit tributaire du lieu technique où il s’inscrit au point de n’avoir pour début et pour fin que les bords des planches du subjectile.

1 René Jongen qui a écrit, à propos de René Magritte, La pensée imagée de l’invisible, souligne, dans son ouvrage Quand dire, c’est dire, que l’œuvre vient de la dérivation du mot œuf : oeuvre + er