Technique et société

N'être et renaître par la technique

 


 

Les industries visant explicitement la production d'une représentation (celles de l'être et les autres), d'une amélioration des performances par réaménagement du matériel ("dynamique"), d'un service au sujet et à la personne ("schématique"), et enfin d'une aide technique à la volonté ("cybernétique"), présentent du fait de leur spécificité technique une inefficacité résiduelle. La finalité qui les inspire ou les justifie non seulement n'est pas atteinte mais les résultats comportent une surproduction souvent qualifiée abusivement d'"effet pervers". Le but de cet article est de montrer comment la productivité de la technique, par ses identités et ses unités elles-mêmes ("matériaux", "engins", tâches", "machines"), se retourne contre les constructeurs techniciens et les exploitants qui ne le sont pas moins, ceux-ci détournant sans le savoir les programmes d'action incorporés. Toute la production plastique est hantée de ces déterminations implicites qui rendent leurs œuvres intéressantes, sinon ambigües. Esthétiquement, le temps et l'espace de leur ouvrage remet en questions leur constructeur déstabilisé plastiquement par ce qui se produit au-delà et en deçà des effets visés, ce qu'il convient d'appeler le protéiforme.

 

N'ÊTRE ET RENAÎTRE PAR LA TECHNIQUE

 

Invoquer par ce titre à la fois la naissance et la néantisation de l'être, puis sa renaissance, c'est dire la dialectique de la personne constituée d'une double négation: à la fois du sujet en tant qu'appartenance à l'espèce et des souhaits de convergence que la politique tend à installer. C'est aussi accorder une importance au fait technique telle que s'en trouve réaménagée l'appréhension de ce qui est subjectivement et socialement en saisissant cette situation également comme produit. C'est encore faire référence à la théorie de la médiation et situer le propos en réponse-question sinon en écho aux actes de recherche qui eurent lieu à l'UFR des sciences du langage de Rennes 2 et qui perdurent dans le cadre actuel du CIAPHS. Un des traits distinctifs de la sociologie posée par cette anthropologie clinique, consiste dans la double analyse du rapport à l'Autre avec un grand "A", faisant ressortir un principe de dette occulté1 par la relation trinitaire œdipienne "d'origination", bref, en doublant la relation à l'autre d'une relation à autrui. Une autre spécificité réside dans la distance théorique et clinique (constitutive du modèle d'une raison diffractée) garantissant les analyses contre un sociologisme qui, en même temps qu'il pose des domaines réservés, ambitionne de les étendre. Il ne s'agit pas tant de contrer cette annexion (à ce jeu, la contre-dépendance n'est pas loin qui ferait de l'art une rationalité surdéterminante des réalités) que de faire apparaître d'autres modalités de l'humain dans le rapport culturel au monde, et particulièrement ici, une anthropo-tropie qui défie le logos, dont l'ergologie pour une ergotropie, par l'efficience muette d'un tropos. On ne peut sans cesse faire appel à la technique sans en poser quelque part l'autonomie. Or les analyses socialement autorisées à traiter de l'art témoignent bien souvent d'une évacuation hâtive reléguant la technique à l'état de moyens. L'artificialisation de l'humain devrait impliquer une plus grande attention aux faits techniques. Cela éviterait de penser métaphoriquement avec les meilleurs intentions: «l'attention à l'autre», par exemple, il faudrait la penser en tant qu'attitude plombée ou allégée par la simulation propre à l'arbitraire des sujets en société. Faute de quoi, primo, on rate le contrat et la décontraction par divergence inévitable qui marque le retour de l'instance originelle ou paternelle de l'être; et secundo, on snobe l'activité, l'attention propre à l'instrument en regard de la négligence inhérente au rapport technique au réel. Si l'on tient compte des fins de la technique, alors on ne peut escamoter sa productivité qui ne saurait être pure dynamique mais toujours un tant soit peu schématique, industrie implicite de l'être au-delà de l'évidence apparemment circonscrite du vêtement, de l'architecture et de la cuisine. La crainte légitime que le slogan, "nous sommes tous manipulés" énonce, dénonce en même temps la mise à l'écart d'un manipulant qui ne ferait qu'exécuter un programme politique ou du moins, une "idée" formée ailleurs. La réalité institutionnelle du salariat est une autre évidence qui rappelle l'œuvre de Marx éclairant l'exploitation de l'homme par l'homme et la réduction de l'autre à une force de travail. L'antiquité grecque et sa banalisation de l'esclavage est un autre rappel nécessaire. Sans parler d'économie et du partage des richesses, par la division du travail nous sommes tous dépendants l'un de l'autre, bien que la robotisation et son corollaire du chômage réduise le nombre des manipulants/ manipulés. Chômage occulte et travail au noir, l'éviction du champ de la citoyenneté a lieu autrement. Pour autant il ne s'agit pas ici de mettre en cause une forme d'organisation sociale2 qui impose sa forme au travail, mais de l'inverse, d'ergocénotique où s'éprouve la part déterminante de la technique dans le rapport au social. Il est question que l'art participe aux changements de l'être, qu'il fait la société en l'artificialisant. À noter l'importance du double processus inversé où le schéma en tant que corps acculturé par la technique déstabilise le style3 (marqué par l'arbitrarité de la personne): alors que le style se rapporte à l'insistance du technicien à "signer" son travail, à inscrire dans le faire de la personne, le schéma procède inversement à partir de la technique porteuse d'un devenir, en fonction de la manière d'être qu'elle implique.

 

Sommaire

 

Quelques préalables conceptuels

  1. D'une déictique de l'être au notable artificiel 
  2. De l'indice à l'indication 
  3. Indications du sujet et indications de la personne   
  4.  les matériaux de l'être  
  5. Les engins de l'être 
  6. Les tâches de l'être  
  7. Les machines de l'être et leurs enchaînements 

 

D'UNE DÉICTIQUE DE L'ÊTRE À UNE SCHÉMATIQUE INSIDIEUSE   

1 - La schématique  

Une liste non-exhaustive  

Mais en même temps, cette schématique en porte une autre, implicite 

2 - La déictique pénétrée de schématique 

3 - La dynamique pénétrée de schématique 

4 - La cybernétique pénétrée de schématique 

FAIRE ÊTRE 

1- L'être magique  

2- L'être pratique 

3- La plastique produit une façon d'être, protéiforme  

L'être protéiforme 

En conclusion, qu'est-ce que faire place à l'environnement technique dans une écologie humaine ? 

 

D'une déictique de l'être au notable artificiel

Rappelons d'abord le critère négatif du portrait avancé par Philippe Bruneau4 : ce n'est pas la ressemblance5 mais la reconnaissance sociale qui confère à une image le caractère de portrait. C'est dans la mesure où dans une image seront présents les attributs socialement admis comme constitutifs de l'identité d'une personne qu'on pourra l'assimiler à un portrait. Au regard d'une gestion technique de l'existence du sujet en société, le portrait contribue à accréditer quelqu'un et cette reconnaissance n'est pas nécessairement antérieure à la production du portrait et même si elle l'est, la présence d'untel n'en est que renforcée par la matérialité de son image qui le fait exister en son absence matérielle. Autrement dit, on touche là à un aspect de la magie au sens de modalité de production distingué de l'empirie par Jean Gagnepain. Mais l'emblème qui signalise de l'être par insigne et enseigne n'est pas toujours aussi évident que la schématique, plus que la déictique, du portrait auquel on peut ajouter l'héraldique.

 

De l'indice à l'indication

 

Il s'avère ainsi que la déictique-schématique de la personne se réalise selon le mode de l'indication6, la convention faisant le lien entre l'indice élaboré et le sens identitaire ou déontologique. Les images de la personne ne sont pas restreintes aux pièces d'identité: ce qui se montre le plus souvent ne s'offre pas explicitement au regard et il se produit plus largement un classement et un métier, un sujet, sa divergence et convergence, autrement dit, la dialectique de la personne.

 

Indications du sujet et indications de la personne  

 

La pratique de Roman Opalka7 mettant en scène son blanchiment-viellissement progressif est exemplaire, et la soumission de cette progression inéluctable à l'arithmétique du nombre n'en fait pas pour autant de "l'art conceptuel". Son principe réside plutôt dans un rapport au sujet que la permanence de la personne conteste en le réinvestissant dans une unité plastique. Dans la production d'emblème, la plastique tient sa spécificité du réinvestissement de la mécanologie dans la plastique dans une déictique de l'être qui fait valoir téléotiquement les moyens. Se constitue ainsi, par le retour sur qui fait (classement) et pour qui il fait (métier), une production d'insignes et d'enseignes mettant en scène les matériaux et les engins, les tâches et les machines.

 

1 - les matériaux de l'être 

 

Par matériau, l'ergologie médiationniste désigne non une matière, mais un pouvoir faire abstrait qui résulte de la mise en opposition des unités de moyens élaborés. Cette analyse des moyens ne fait pas de différence entre la matière ou l'énergie biologique et les autres, elle n'a pas à connaître le sujet, social ou non ; pourtant nous ne pouvons totalement nous séparer de leur exploitation par l'être qui se les approprie, télescopant ainsi deux ordres de réalité. Cette remarque vaut à titre général pour l'ergotropie qui voudrait théoriquement chasser l'usager pour ne considérer que la force agissante du constructeur.

Matériau spécifique de l'être, l'imputrescibilité réalise l'artificialisation de la personne en outillant l'accès à son éternité par négation du sujet biologique. Les matériaux dits "nobles" sont ceux qui assurent la pérennité du portraituré ou celle du sculpteur qui aura lui-même muté en passant de la glaise au bronze. A l'encontre de cette tradition, les constructions de papier et de carton de Braque et Picasso, sont les indices d'un autre rapport aux biens qui pour entrer dans le patrimoine ne présentent pas nécessairement la garantie de l'éternité ; bien au contraire ils participent à la conscience d'une condition éphémère, voire à la néantisation de l'être. La vente de boules de neige osée par David Hammons surenchérit dans ce sens, en faisant valoir par dérision l'acharnement douloureux à participer par un métier à une société qui ne veut en reconnaître l'inutilité légitime. Certains, plus sociologues, y verront la critique noire (qui n'ignore pas le caractère bien souvent dérisoire de son arsenal) adressée à un système économique libéral qui condamne une classe au chômage, parce qu'elle ne peut vendre que les insignes d'appartenance à sa propre classe, tandis que d'autres sont établis d'emblée dans un commerce sur la base d'une valeur ajoutée qui n'est autre que l'attestation d'une réussite sociale. On comprend donc aisément l'angoisse institutionnelle et schizoïde des conservateurs qui ont à gérer cette éternité de culture qui n'est pas toujours assurée par les matériaux qui composent leur fond d'oeuvres d'art. Les imperceptibles mouvements de la matière sont toujours là qui contrecarrent l'idéale stabilité de l'uchronie socio-artistique. Le souci de l'artiste ne rejoint pas toujours celui du conservateur bien que le temps du «musée, mort de l'art» soit passé. Considérons la pâte à modeler présente dans les oeuvres de Joseph Beuys, Christian Boltanski, Jean Pierre Pincemin, Catherine Daval ou encore, la fragilité de la paille introduite par Antoni Tapiès, après Andreevitch Mansouroff. La conduite de conservation post mortem fait être différemment qu'on revendique ou non cette différence et par anticipation d'un autrui qu'est l'avenir. Le recours à l'éphémérité ou instabilité de la paille et à la malléabilité d'une pâte toujours susceptible de se modifier par déformation sont des indications de relativité qui contrecarrent un art oeuvrant pour l'éternel. Le musée est vite trop étroit pour cet art qui ambitionne de faire partager par tous la raison d'être de ses promoteurs, trop étriqué, au sens propre, vestimentaire, comme au figuré de la petitesse, pour y accueillir plus que l'élite et les spécialistes. Les "events" en hélicoptère ou en ski de Sam Francis, de même que cette coloration des eaux du Grand Canal par Uriburu sont des expansions de matière qui artificialisent un impérialisme plus joueur que le nationalisme qui préside aux manifestations aériennes de la patrouille de France ou celle des Etats-Unis: les représentations conventionnelles étant plus figées que les gaz et les colorants écologiquement employés. Les parfums aussi sont des gaz qui permettent de toucher à distance. La diffusion dans l'air rejoint l'expansion du centralisme de l'être. Aux limites des enflures, des gonflements dindonesques de l'ego les protagonistes des devants de scène n'ignorent pas l'aspect dérisoire des dispositifs mis en oeuvre. Il faudrait inventorier les expériences de Land'art Land Art pour développer probablement des atténuations à cette manière d'être d'un sujet centré à l'excès, en n'oubliant pas qu'elle se loge dans l'art par interaction-incorporation (de la même façon que nous sommes inséparables de nos logis et plus généralement des lieux que nous nous sommes appropriés) plus qu'elle ne le traverse dans l'échange explicite et négocié. Le temps aussi s'incorpore à l'ouvrage qui garde en mémoire telle l'écriture, les évènements d'une histoire qu'on ne cesse de remanier en la récapitulant parce qu'elle est toujours un tant soit peu contemporaine: ainsi non seulement les édifices qui artificialisent l'être par leur fonction manifeste, mais tous les ouvrages nous font être à la manière de ceux qui en ont déterminé le mode d'emploi. Difficile d'y échapper, qu'on passe ou non par le "blanchiment" ou l'aura du musée: la pratique usuelle du détournement ne peut éviter le rappel constant de l'ancien usage. La contre-dépendance est telle, qu'il suffit d'un certain regard qui doit autant aux constructeurs initiaux qu'à Marcel Duchamp lui-même: la roue défonctionalisée, parce qu'en l'air, n'est indicatrice de l'être désinvesti qu'en référence au mode d'emploi habituel par lequel nous avançons en échappant à la motricité. C'est bien sur leur fonction usuelle que sont appuyés l'entonnoir et la ventouse transmués en indicateurs de folie.

 

2 - Les engins de l'être

 

L'engin en tant que catégorie de l'ergologie fait valoir l'unité de moyen élaboré. On ne peut penser l'unité de l'être par ce fait de l'analyse quantitative. On peut toutefois considérer que les faits et gestes de chacun sont rythmés par des ustensiles dont le début et la fin marquent aussi la réalité du sujet social. Il suffit d'invoquer les moments du couchage, de la sexualité, de la toilette, ceux de l'entrée et de la sortie du logement, ceux du vêtement pour s'en rendre compte. Les temps sont révolus où le miroir fournissait la clé du narcissisme en même temps qu'une métaphore dans l'analyse de l'art le rendant globalement spéculaire. On se souviendra des dénigrements proclamés par Supports-Surfaces soutenant une pratique jugée depuis par trop matériologique, c'était en somme mais autrement que les analystes, dépasser le stade du miroir, en rejetant son illusionnisme et en impliquant une surface non dématérialisable. Les cas de recours au miroir ne manquent pas, et à l'encontre de cette tendance qui a prévalu à prendre les oeuvres comme des miroirs unificateurs de la personne (comme l'affichait la collection "Miroirs de l'art", Les époux Arnolfini de Van Eyck, le cadre miroir de Max Ernst, le miroir gris de Gerhard Richter), on peut citer les miroirs multiples fragmentés de Michelangelo Pistoletto; ils suggéraient la fin de l'ontocentrisme. Le privilège du miroir n'a pas cessé avec son éclatement, qui fournit maintenant la métaphore de l'homme moderne et permet de penser que la production par multiplicité de pièces contribue au démembrement-remembrement de l'être. L'exposition peut être ainsi considérée du point de vue de l'insistence /existence, de l'excentration /décentration de la personne. Elle inaugure le destin de l'oeuvre qui dès lors se sépare de celui de son père; l'exposition est en ce sens une désappropriation, à l'instar des immersions de Marcel Dinahet. La mobilité de l'oeuvre favorise techniquement ce processus, depuis que la peinture s'est arrachée à l'immobilier dont elle faisait partie jusque là sous forme de fresques. Il faut toutefois franchir le seuil de l'exposition; n'est artiste que celui qui s'expose au regard de l'autre, même si la société n'est pas absente dans la solitude de l'atelier. La désappropriation en cause est à moduler selon les trois politiques anallactique, synallactique et chorale. Faire tourner autour de la terre un gigantesque marteau est un projet qui dénonce la poubelle de l'espace et qui a été refusé par la NASA au titre même de ce fait dénoncé; mais plus encore, il parodie l'utopie impérialiste qui ne connait anallactiquement aucune limite à "son" territoire. La question est posée si l'on considère maintenant le miroir comme un pont-aux-ânes égologique8 de savoir comment chaque objet usuel participe techniquement à la constitution de l'être, qu'il s'intègre ou non à un fétichisme. Il s'agit maintenant, si l'on ne snobe pas les techniciens moyens que nous sommes tous en ne regardant que les sommets des high tech, de faire apparaître les productions de façons d'être de tous ordres qu'elles aident effectivement, allant au-delà ou restant en-deçà de nos attentes. «À l'aise sur une chaise» et pas «dans nos petits souliers», l'éventail est vaste, des conditions fabriquées de l'ego, si l'on accueille les impressions confuses, les sentiments ou états d'âmes de courts instants induits par les ustensiles. Ils vont favoriser de la personne par inclusion ou exclusion, à rebours de l'inscription de la personne en art, sans volonté d'être. Sont en cause, puisqu'ils nous font être ailleurs et autrement: les rapports à la voiture, aux industries de loisir pas seulement parce qu'elles sont des signaux de reconnaissance mutuelle, mais parce qu'elles façonnent un corps social, distinct de l'aspirateur et de la casserole à récurer, des aides à la personne qu'on relègue au mieux en catégorie d'arts mineurs.

 

3 - Les tâches de l'être 

À quelles conditions pouvons-nous ici encore rapporter à l'être la fin élaborée propre à la technique et donc sensée ignorer le sujet social? C'est que les fonctions vitales comme l'accession à la personne mettent en action des automatismes et des routines dont la répétition va de pair avec les manifestations vitales et politiques de l'humain. À commencer par la respiration qui n'est pas réductible à sa fonction naturelle, tant la pollution de l'air oblige à gérer le fait. Ajoutons les dispositifs d'articulation et de contraction mobilisés en chacun de nos mouvements, ceux de locomotion et de transport qui outillent la marche et les déplacements de toutes sortes qui font le lien social. On doit considérer ainsi que des réalités dissociables et à dissocier par analyse, sont réellement associées, ce qui justifie qu'on les accole, provisoirement. Notons en préalable un fait de langage qui fournit un indice: aux désinences en "age" et "tion", termes qui désignent des tâches, correspondent des terminaisons en "ment", "é", "i", "u", etc... noms et participes passés qui renvoient à des représentations sociales, sentiments ou états d'âme: déchirage / déchirement, pliage / repliement, flottage / flottement, automation /automatiquement, serrage / serrement, abattage / abattement, sciage / scié, nettoyage / nettoyé, largage / largué, rivetage / rivé, occupation / occupé, etc... Larguer les amarres, mettre les voiles ce n'est sans doute pas rompre tout lien social, mais renouveler un munus et un nexus par la navigation qui fait exister de l'étranger chez des terriens en pointant leur appartenance au milieu des marins en dépit parfois des différences de classes. Se faire entendre des autres, ou être bien en vue, on le conçoit à l'évidence par le phénomène des médias, tient autant sinon plus au fait que la star en question dispose de la sonorisation et de la mise en scène diffusée; c'est en ce sens qu'on parle le plus souvent d' une entreprise de manipulation pour désigner l'effet de duperie apportée par une technique porteuse d'une fin qu'on réduit toujours au projet. L'audience est ainsi à distinguer de la célébrité, bonne ou mauvaise. Mais c'est au quotidien et pas seulement dans ces faits auxquels on nous fait artificiellement participer que la personne se fait artificiellement: la conscience de l'illégitimité qui nous fait dénoncer le simulacre sous l'artifice masque l'artificialisation constante de la personne. Pour autant ce n'est pas une adhésion absolutiste à l'authenticité qui fonde ce rejet, mais l'assimilation du fonctionnement technique au jeu social dans la hâte du dépassement des conflits. «L'aire de jeux» est une appellation du vouloir être évocatrice de cette réalité toujours à promouvoir que ne cesse de vouloir développer l'architecture et l'urbanisme comme la schématique qui suit le montre.

 

4 - Les machines de l'être et leurs enchaînements

 

La distribution sociale du travail n'est pas telle que les uns s'occupent des moyens tandis que les autres, par génie, seraient voués aux fins. Chacun appréhende les deux faces de l'outil même si l'appareillage est réparti entre plusieurs9 et leur coordinationréorganisée par des réunions de chantier. Les rapports aux patrons et aux dessins, aux mannequins et aux tissus relèvent de la compétence commune du styliste-modéliste, de la première et de la petite main: le travail ensemble n'est pas tel que l'un travaille pour seulement approvisionner l'autre en matière élaborée; dans la haute couture tous préparent le défilé de mode, de l'habillage à la coiffure jusqu'au maquillage et ce n'est pas qu'un mot d'exhortation du chef à l'unité de l'entreprise car chacun voit l'affaire à sa façon. Contre l'enchaînement qu'a priori on perçoit dans l'atelier du maître verrier entre le cartonnier, le peintre-verrier et le cuiseur-monteur ou, ou encore dans l'industrie cinématographique entre le réalisateur, l'équipe de tournage et le laboratoire photographique qui assure le développement du film) chacun fait du produit son affaire et sa vision est complète: elle inclut toutes les opérations, du début jusqu'à la fin même si le poste de travail n'est équipé que pour une partie de la production. La conclusion qui s'impose, à savoir que le travail forme l'être-ensemble, n'est pas une nouveauté, tout le syndicalisme ouvrier et la décadence actuelle de l'esprit de solidarité proportionnel au chômage et à la robotisation l'attestent: l'intégration des appareillages toujours plus accentuée produit la désintégration des conditions sociales. Il n'est que plus intéressant de constater ce qui pourrait valoir de contre-exemple: la formation de groupes sur la base du partage dans l'utilisation d'appareillages communs que chacun séparément ne peut avoir à lui seul ; même s'il s'agit seulement de se répartir un temps d'utilisation, ce passage obligé par la négociation est l'occasion d'un échange relatif aux produits et modes d'emploi ou sont testés les positions dominantes, corrigées les représentations sociales. Puisqu'il ne peut y avoir qu'un conducteur sur une machine offset ou une automobile, sa place est convoitée mais il faut aussi organiser le contrôle des mouvements nécessaires. La protocolisation des actions relatives au profil du poste situe l'échange dans une politique unilatérale où chacun n'a pas à consulter pour faire et sait pleinement ce qu'il doit faire. La déontologie subit une intensification artificielle du fait des risques encourus par la manipulation d'un seul10. En marge de ces conditions habituelles de métier, constat ni optimiste ni pessimiste (la solidarité se révèle parfois proche d'une dépendance mutuelle), le travail du peintre n'est que physiquement solitaire, dans le sens où il ne dispose seul du choix de la conduite à tenir pour adapter son œuvre aux espaces possibles d'exposition, qu'il y ait un seul poste de travail ou qu'il occupe successivement tous les postes. Ce qui est à mettre en évidence, c'est la condition particulière qu'il établit par une peinture qui ne peut ignorer son installation et qui est telle qu'il n'attend pas la visite du commissaire d'exposition qui lui précise les caractères de l'espace offert à son oeuvre11. Et, bien que les rapports expansionnistes au lieu d'exposition n'aient de limites que celles qu'imposent les modes d'emploi du lieu même, les espaces d'accueil sont toujours un tant soit peu imaginés par celui de l'atelier, même si celui-ci est de plus en plus «sans murs»12. Qu'on se réfère, dans la lignée de l'art de l'appropriation de Daniel Buren, à Rockenschaub et son recours à la location d'échafaudage, on comprendra que le spectateur par son parcours seul puisse être sinon au travail, du moins mis à contribution et qu'il puisse redessiner l'oeuvre en l'employant. Ainsi le travail de l'artiste est fait de l'anticipation et fait la posture du spectateur.

 

D'UNE DÉICTIQUE DE L'ÊTRE À UNE SCHÉMATIQUE INSIDIEUSE

 

1 - La schématique 

 

Une liste non-exhaustive 

 

Sport, agriculture, ménage, hygiène, assainissement, traitement des déchets, cosmétique, couchage, contraception, domotique, transport, communication, système financier, vêtement, architecture, urbanisme, armement, ces industries affichent clairement leur visée: entretenir, instaurer, restaurer le sujet social. Visées contradictoires puisqu'elles incluent parfois la destruction volontaire ou non de la vie et de la société. Commençons par le sport: l'expression de fait social total, héritée de Marcel Mauss appelle deux remarques au vu de la perspective présente de la production de façons d'être. Elle donne à la sociologie une place exorbitante et gomme ainsi la spécificité des activités physiques: mettant en action la capacité technique de l'humain, le sport incorpore une organisation indépendante des pressions de la société. Qu'il soit d'équipe ou individuel, son instance propre ne connaît pas de modèle social de développement. La santé de chacun et de tous peut être une de ses visées sans que cette préoccupation puisse modifier ce qui fondamentalement structure l'activité physique. Il ne s'agit pas de considérer notre pouvoir d'exclure ou non certains dispositifs dangereux, comme la drogue et le dopage, de privilégier d'autres médicalement préconisées à titre d'entretien ou de restauration physiologique ou psychologique, mais de s'appesantir un tant soit peu sur les processus de détermination. Comment ça se fait ou ça ne se fait pas? La question n'implique pas le social. Que des répercutions quant au vivre ensemble, quant à l'intégration sociale, à la prise de confiance en soi, au bien être de chacun interviennent pour orienter les choix et moduler la réalisation, cela n'est pas contestable mais ce ne sont alors que les performances qui sont en cause d'une organisation structurale indifférente aux visées médicales, philosophiques et politiques. C'est précisément l'indifférence du sportif au retentissement médiatique, à sa popularité qui est à comprendre, aussi étrange que cela puisse paraître dans le contexte continuel de vacarme d'informations quant aux résultats que chacun connait. Cela étant, le moment de la compétition n'étant pas celui de la reconnaissance du vainqueur, force est à considérer les effets produits par l'activité sportive, à commencer par l'esprit de compétition ou de collaboration confortant le processus de classement et de déclassement social, l'esprit de fête portant temporairement au faîte ce même classement pour mettre un moment entre parenthèse le classement habituel permanent. Mais le changement produit ne porte-t-il pas plutôt sur la représentation, sur l'imaginaire et sur le dit, plutôt que sur le fait lui-même. Black-blanc-beur, l'équipe de France de football était dans les têtes et l'on mesure maintenant le décalage avec les aspirations d'intégration du moment. Autant de raison de souscrire au jugement de Thierry Wendling13 qui pointe un glissement conceptuel . Plus généralement, Thierry Wendling qualifie de liste à la Prévert les faits qui sont censés sur l'Internet constituer chacun un fait social total; et d'énumérer: la monnaie, le corps, la danse, la chasse à courre, le travail, l'alcool, le «barrio», l'alimentation, le bal en Béarn, la lecture, la construction du genre, le ramadan, la grande pauvreté, le fait technique, le système de crédit afghan, la conduite automobile, la récolte du miel chez les Pygmées Aka, la mousson, les évènements du 11 septembre, le vêtement, le néomanagérialisme, Mozart... Autrement dit, ce qui vaut pour le sport, à savoir l'indépendance de l'activité et l'hégémonie de détermination accordée au social par le sociologue, vaut pour toutes les activités qui ont des effets sur la condition de l'humain qu'elles le visent ou non. L'important me semble de considérer ceux qui échappent à la conscience du fait même qu'ils sont spécifiquement une conduite implicite à laquelle le constructeur ne peut échapper.

 

Mais en même temps, cette schématique en porte une autre, implicite

 

L'arme mortelle cristallise le rejet radical de l'autre jusqu'à «n'être par la technique». Elle dépasse la force physique de l'individu, peut fonctionner sans effort, et sa mise à disposition générale, sa prolifération, rend du coup impérieuse la nécessité prophylactique. Pour autant l'argument invoqué par les partisans du port d'arme à feu, à savoir que plus il y a d'armes et moins il y a de meurtre n'est pas négligeable ni la revendication de sa légitimité confortée par la constitution des Etats-Unis. Mais il suppose en même temps une société de crainte mutuelle organisée par une constitution et des textes de loi qui précisément sont là ordinairement pour régler les conflits en évitant la violence physique. Il suppose une culture de l'agressivité réactive et vigilante mais contre les injonctions du genre «te laisse pas faire», on risque à l'inverse de développer une entente molle réfugiée dans une parole défensive. Face à la promotion de l'armement, la réponse est lente car elle implique une culture de la négociation qui fait passer les rencontres de l'interaction à l'échange. Il faut compter en tant qu'industrie schématique, non seulement le vêtement, l'architecture, l'urbanisme et l'alimentation mais aussi les techniques de chauffage et de climatisation, celles de soin (médecine, dont la chirurgie14, et pharmacie), celles de l'assainissement (réseaux souterrains des eaux de pluie et des eaux usées, stations d'épuration, fosses septiques et bassins de décantation) et du traitement des déchets. Elles visent l'entretien hygiénique du sujet naturel mais s'avèrent constituer une part importante des problèmes de société. Les faits du recyclage sont en balance constant avec ceux de l'empoisonnement: le sujet humain intègre une partie de son environnement, puis le rejette et il faut un certain temps avant que ces déchets ne se transforment en matières saines. L'industrie nucléaire qui participe au chauffage se développe à une échelle de temps qui excède largement celle d'une vie humaine. L'enfouissement de la radioactivité se décide dans le présent pour des générations jusqu'à un futur de 100 000 ans. La neutralisation écologique dans les argiles du sous-sol d'un pays requiert fortement le sens des responsabilité des décideurs institutionnels et des habitants. On mesure ainsi que le service rendu industriellement pour gérer des besoins naturels est d'emblée sociétal: on ne peut vivre sans vivre ensemble, c'est une évidence. Mais dans cette affaire, on aurait tendance à mettre les techniques à la remorque des décisions à prendre sans considérer qu'elles fédèrent implicitement bien que la nécessité ne soit pas vécue en tant que solidarité. La sécurité sociale et les sociétés d'assurance contrent les handicaps, les maladies, la vieillesse et les accidents et le chômage. Ce dernier fléau marque bien la dimension sociale du problème: la schématique ne peut concerner la gestion exclusive des besoins naturels des sujets: impossible de départir le naturel du social. La façon d'être est impliquée et même produite. La manière d'être en cause n'est pas une représentation du monde induite par les industries qui s'en occupent, mais un statut, une notabilité qui aide à l'établissement du quidam en tant que citoyen et une fonction qui le fait participer à la cité. La différence entre une déictique de l'être et une schématique peut être montrée à travers le vêtement: c'est peu dire qu'il est indicateur d'appartenance sociale: c'est parce qu'il est censé montrer la classe d'appartenance que par lui on travaille magiquement15 et pratiquement à déplacer les frontières, qu'on réaménage par l'uniforme des différences trop marquées au nom d'une autre "raison sociale". L'aubaine est en effet la raison de l'Entreprise, d'une Collectivité territoriale ou de l'Etat qui nous recoiffent de l'insigne d'une nationalité, d'un pays ou d'une "boîte", cellule économique. Réalité ou billevesée politique, réalité sociale en tous cas, où les trois modalités de la politique sont indiquées et pratiquées, en relation dialectique de double négation avec l'espèce et la divergence. Plus globalement, la schématique se conçoit à travers ce que dit en substance Aristote: l'être et ses biens sont confondus. Avoir le paréo des "Femmes de Tahiti" de Gauguin16, ou l'empreinte d'un bas-relief de Roi, de Reine, de Lord ou de Ladie, comme à l'Abbaye de Westminster, c'est prendre à l'autre sa célébrité pour s'assurer un peu plus de notabilité. La question du fétichisme ne concerne pas seulement la clientèle de l'art, elle est posée à l'artiste qui croit vivre avec un autre en faisant son oeuvre, être de son temps en intégrant dans sa pratique les objets usuels nouveaux et les techniques nouvelles (ce point concerne donc aussi la magie). La "perméabilité" de la production à l'histoire ne va pas sans le processus inverse. Le producteur tient une place privilégiée parmi les facteurs de l'être artificiel puisqu'il est par définition celui qui fait les biens en question et pas seulement celui qui se les approprie17.De sorte que les perversions et les psychoses ne nous sont pas aussi étrangères que l'aphasie et l'atechnie; nous vivons quotidiennement avec nos fétiches et nos badges forts de la gloire de l'autre, nos estrades et écrans de parade, de fusion et d'effusions, nos miroirs enjoliveurs ou brisés, notre arsenal de pouvoirs ou "d'impouvoirs" en échos. L'appropriation n'est pas lié à la possession: le regard suffit. Si la peinture gestuelle a pu s'imposer déictiquement ou être récusée plastiquement comme "témoignage d'un vécu''18 on peut penser que c'est le processus d'identification fétichiste qui fait trace plutôt que trait. C'est dire que le spectateur s'anime à son tour en reproduisant alors dans une mimétique mentale les mouvements de l'opérateur. Toute l'ambiguité des travaux basés sur la citation se révèle: transferts quels que soient l'interprétation et la distance prises avec le travail de l'autre qui font parler d'appropriation. Dès lors que le trajet n'est plus privilégié, ce sont les conditions du travail qui infléchissent la condition sociale de l'opérateur. L'artiste travaillant seul est maître de son temps dans le sens où il peut aller à son rythme. Alors que, "plongé" dans une équipe d'imprimeurs, il lui faut maintenir le cap de son projet tout en répondant aux offres d'aide qui ne manquent pas de lui être soumises à chaque difficulté rencontrée et qui risquent de le faire dévier, de le détourner de la singularité de son affaire. Cette pression ressentie fait que le travail s'accélère pour ne pas donner prise à l'appropriation des finalités du travail par l'autre. Les trois modalités de la politique sont à considérer pour nuancer le caractère unilatéral forcé de cette entreprise: l'échange suppose que chacun gouverne des positions sans fixité et sans changement constant et qu'à certains moments, aussi, on fasse la pause. S'agissant de l'usager des industries schématiques, et pour pointer encore vers la condition produite par la conduite nécessaire au fonctionnement des machines impliquées, le «consommateur» n'est pas facilement un «consomm'acteur». Le néologisme a l'avantage de montrer que l'exploitant est aussi actif et qu'il achète parce qu'il est aussi constructeur sans attendre de passer à l'action. Reste, pour nuancer l'idéalité de cette «anthropologie réciproque»19, que les rayons de super marché ne sont pas nettement propices aux changements d'état des biens comme le sont les plans de cuisine et requièrent seulement la conduite du caddy en offrant leurs plats préparés.

 

2 - La déictique pénétrée de schématique

 

Il faudrait considérer chacune des industries dites de communication pour les conditions qu'elles induisent. Exemplerelatif aux industries de la communication audio : la consultation chez le psy avec ou sans enregistreur. Du point de vue de la façon d'être, il y a deux effets possibles et opposés de la situation d’enregistrement : la présence muette ou du moins le renfermement ou au contraire le déploiement exhibitionniste, la théâtralité exagérée. Laïcisation de la société et le temps au 14è siècle, ce ne sont plus les cloches des églises qui rythment les jours et les nuits, marquant les moments de prière et le temps divin, mais les beffrois, les mairies et les écoles républicaines et, jusque dans les foyers, les horloges, qui laïcisent le temps, en confèrent la gestion à la société séculière. La magie de la société républicaine remplace celle de l'église. Le temps calendaire n'est pas encore sorti des fêtes religieuses et de l'histoire sainte, il fixe un communautarisme qui s'ignore largement contre un autre discriminé. Être de son temps suppose qu'on ait les techniques de participation aux débats de l'heure et le portable tend ainsi à devenir la condition sine qua non du citoyen. La communication et la non-communication, n'existent que confirmées par envoi de courriels. Le temps des supports papier qui fixent le propos, devient un second temps. Il n'a sa place que dans les lieux et les périodes d'apprentissage. Il ne cesse d'être pourtant formateur: écriture et dessin s'y emploient. Faire un dessin suppose une identité fixe par delà les variations de contour, d'orientation et de fragmentation et une unité par delà la pluralité des formes isolées. A l'opposé des tensions de Jan Voss chez l'imprimeur, qui doit continuellement et résister et tenir compte du projet de l'autre, se situe le dessin d'enfant tel que la théorie de la médiation permet de le voir et tel que Jean-Claude Quentel l'analyse20, c'est-à-dire fait de façons de faire multiples juxtaposées parce qu'il ne peut faire de l'autre en lui . Si nous sommes tous en devenir, autrement dit sociologiquement non achevé, c'est que l'enfant ne cesse pas d'être en nous, adultes. La pratique de Jan Voss nous le rappelle autrement en rapportant explicitement à l'être un principe de fragmentation initié par la pratique du morcellement par touches des impressionnistes, systématisée par Cézanne et encore exploitée dans le cubisme (rapporté souvent exclusivement soit à une perspective multiple soit à la mise en scène du faire) et ses papiers collés, dans le collage et l'assemblage, jusqu'à l'image de synthèse actuelle. Que Jan Voss adopte la solution du déchirage-collage et qu'il redouble dans ses peintures et dessins cette façon de faire par rupture et continuité, ces faits prennent une particulière importance si on les rapporte à la constitution d'une identité et d'une unité toujours déstabilisée par la pratique qui apporte de l'autre. C'est en cela que la fragmentation ne met en péril l'unité et l'identité de l'être que dans les moments où s'absolutise une pratique dans l'excès d'une politique d'attachement à un certain monolithisme fait d'élitisme, de conservatisme et de centralisme. À d'autres moments du sujet, I'influence est prégnante et force à muter. Découpages, collages, montages réaménagent la condition de l'être tout en l'indiquant encore sur le mode festif: le répétitif et le fragmentaire, tel qu'il est illustré dans "Charlot et les temps modernes", peut-il produire autre chose que des tics, une animation de l'être qui ne soit pas motricité résiduelle ? Choisir de faire d'abord pour trier et ordonner ensuite, c'est la stratégie qui préside au collage-découpage; on renonce à s'établir d'emblée dans l' utopie d'un espace homogène et unique, dans l'uchronie d'une anticipation et d'une rétroaction intégrale des faits formels et thématiques. Cette gestion de l'instable par réinvestissement de ce qui ne s'est imposé qu'un court moment dans une récapitulation fonction d'autres bribes d'espace, c'est le pari qui transparait dans le travail de Jan Voss. L'industrie déictique se réalise aussi par l'architecture dont la fonction schématique principale rejaillit sur l'objet de la monstration. C'est bien conscient de cet effet que les minimalistes ont précisé les conditions spatiales d'exposition en définissant idéalement un lieu, le cube blanc, qui par sa "neutralité" pouvait ne pas interférer avec les effets de sens de l'oeuvre. Cette position extrême a l'avantage de marquer une politique de l'art fondée sur le principe intangible du respect de l'intention de l'artiste et du sens de l'oeuvre. Plus généralement c'est la modalité anallactique de la politique qui est alors impliquée, celle qui tend à abolir les frontières entre les lieux, à homogénéiser les milieux, à arrêter le temps, ceci sur la base d'une conscience civique du bien commun. Il ne s'agit pas ici de faire le procès d'une attitude de droite que nous adoptons tous dès qu'il s'agit pour nous de préserver ou de répandre un usage selon nous bienfaisant, mais de percevoir comment l'art s'incorpore architecturalement pour parfaire un destin. A l'encontre de cet avenir tout tracé, déjà établi, se situe la politique de gauche pour laquelle il n'y a pas d'âge d'or mais un grand soir supposant l'adhésion au progrès social et par suite, le changement constant fonction, non d'une valeur hiérarchiquement établie mais du critère démographique. Si le rejet de la subjectivité (en conflit avec la nécessité proclamée du respect de l'échelle humaine) est un des traits du Minimal art, sa prise en compte en même temps que du caractère évolutif des formes situe les protagonistes de l'Anti-form à l'antipode. Relativement à la politique synallactique sous-jacente, ceux-ci font du changement et de l'éphémère le principe de leur production. Que l'on définisse généralement ces deux tendances par leur rapport à l'art conceptuel, n'empêche pas qu'une nouvelle pertinence apparaisse à confronter leur politique. Plus globalement c'est l'art occidental tout entier qui manifeste une politique anallactique de l'art dès lors qu'on universalise la partition, beaux -arts / arts et métiers,qui l'a constitué. Le fait de partager avec d'autres un même espace tend architecturalement et artificiellement à établir une unité qui se trouve ainsi confortée, qu'elle soit ainsi jugée fausse ou révélée . L'artifice, comme la maison, nous habite. Et ce n'est pas seulement jouer sur les mots que de poser "I'exploitation de l'homme par le home". Marx d'ailleurs appréhendait ce processus qui dans la concentration du capital voyait le réaménagement des classes. Dans le rapport à ceux que l'artiste voudrait spectateurs et qui s'avèrent de plus en plus passants21, on ne peut négliger de considérer que la fonction d'interpellation que l'artiste assigne à l'oeuvre est une façon d'outiller l'imposition d'un regard. On ne peut non plus appréhender l'échange d'informations non verbales sans distinguer l'échange outillé des mimiques et des gestes informatifs. La sémiotique telle que la définit la théorie de la médiation implique le langage et la société, mais l'art de surcroît par le signal impliqué: il y a par l'art une fixité du message élaboré, un non-réaménagement de l'ouvrage offert à la vue à la différence du verbal situable dans une interlocution où pour se faire comprendre on redit tout de suite autrement . Si tant est qu'il puisse obtenir une réponse, I'artiste ne peut réaménager instantanément sa production en fonction des réactions qu'elle suscite. Certes on peut écourter un certain feed-back et organiser une rétroaction rapide, mais l'interactivité ainsi aménagée suppose l'accès non-immédiat à un certain mode d'emploi. En somme, en constatant qu'une représentation, un mode d'emploi, une occupation et une exploitation de l'espace tendent à s'imposer au public22 sans que celui-ci en retour puisse faire quoi que ce soit pour en changer, on redit autrement que l'art manipule de la personne. L'agacement d'un certain public se conçoit mieux si l'on prend en compte cette fixité inhérente à l'art qui rejoint parfois la politique anallactique du légalisme, dans son immobilisme. L'architecture, le vêtement et le portrait ne sont pas les seules activités où se repère une fonction schématique. Nous ne cessons de contester l'être biologique que nous sommes: prothèses, pharmacopées, drogues et cosmétiques réaménagent notre contour, notre motricité et praxie. L'ergosomasie n'est pas sans ergocénotique comme le malade sans imaginaire. A la base du recours aux techniques médicales qui ont en charge de maintenir artificiellement la permanence du corps propre, son intégrité anatomique et son métabolisme, il y a la non-coïncidence sinon la rupture entre le corps biologique et l'identité revendiquée (la restauration du potentiel par le kinésithérapeute va plus loin que la seule récupération naturelle des forces). La conséquence est qu'il n'y a pas de capacité biologique qui ne soit en même temps dépassée ou restreinte par cette capacité civique stimulée ou inactivée, stimulante ou défaillante. Poser la possibilité d'un art thérapeutique en dehors de l'art médical reconnu, c'est adhérer à une conception dialectique d'un sujet acculturé. Mais il y a loin entre le constat que l'art nous met en forme et la mise en évidence des processus en cause. La danse23 conteste autrement la biologie: on peut certes parler de métaphore à propos d'une danse qui mime la mécanique des fluides dans ses mouvements ondulatoires, ses expansions et déformations; la métaphore cesse dès que le danseur qui a à gérer en mouvement l'équilibre de sa propre masse procède à une analyse dynamique. S'il s'agit pour lui de tirer de son poids le maximum de puissance, il n'est pas éloigné du rapport à la charge que doit contrôler tout transporteur en répartissant la cargaison dans l'anticipation de la vitesse, des arrêts et des changements d'orientation de son véhicule. Etre à soi-même son propre transporteur implique davantage qu'une représentation et un autre processus que l'instrumentation où le corps est moyen d'une fin qu'il est encore. C'est qu'une analyse outillée intervient qui élabore du matériau et de l'engin dans le rapport au corps (la souplesse, la solidité, le ressort, les pointes, les ouvertures) et l'engage dans des options et combinaisons de mouvements articulatoires, d'élongations, de tensions, de constrictions et de relâchements qui doivent aux dispositifs techniques disponibles de division, de mesure et de modelage. Le rapport à un sol élaboré est présent à chaque unité et identité constitutive de ce travail sur soi, mais le non-recours à de l'outillage concret n'empêche pas le corps nu de se mouvoir selon une analyse technique. Si la danse utilise le corps pour produire des figures, le corps se fait en même temps par l'analyse que la technique rend possible par ailleurs.

 

3 - La dynamique pénétrée de schématique

 

On sait combien la voiture fait le statut social: Ferrari ou 2CVn'occupe pas la même scène. La voiture n'est pas seulement emblématique...Les statistiques des entreprises d'assurance24 automobile montrent que les conducteurs de véhicules de couleur primaire ou secondaire, rouge, jaune, bleu, vert orange, violet, risquent davantage l'accident: la couleur produirait-elle des effets sur l'émotion, apaisant ou stimulant, favorisant la pulsion jusqu'au dérèglement des imprudences de conduite? Ou bien doit-on regretter ce qui ne serait qu'une manifestation de racisme étendu aux automobilistes? La visibilité étant un facteur d'attention on pourrait a contrario penser que les voitures de couleur vive signalisent leur présence tandis que les grises qui se confondent avec le bitume risquent davantage de se faire collisionner. Sans être complètement obsolète, mon auto, comparée aux modèles flambant neuf, paraît poussive. Affaire de contraste simplement, mais les récents moteurs ont plus de réactivité lorsqu'on appuie sur l'accélérateur. Cette réalité n'est pas seulement mécanique: on a tendance à doubler ma voiture, à démarrer aux feux avant elle et dans les premiers temps j'ai pu incriminer une certaine agressivité des conducteurs mieux lotis. Et puis j'ai compris que l'autre n'était pas nécessairement en cause mais la puissance et la «nervosité» d'un moteur. Méprise aussi quant à l'incivisme, lorsqu'un camion, encore moins réactif par son moteur que le mien s'engage sur le rond point sans tenir compte de la priorité d'usage accordée aux véhicules déjà en man?uvre giratoire. Par contre, je suis prêt à comparer les armures du moyen-age aux habitats circulant avec à bord un conducteur vitupérant des insultes que je n'entends pas mais dont les gestes et les appels de phare, les coup de klaxon lèvent toute ambiguïté. L'obésité doit à l'alimentation, ce n'est pas une affirmation étonnante. En regard, la posture du sportif n'appellerait aucun commentaire si ce n'était que leur confrontation stigmatise l'obèse vite dit morbide et valorise sans bémol le second. Considérons maintenant la part des industries dynamiques qui dispensent leurs utilisateurs du même dynamisme. On ne peut brûler ses graisses par l'effort physique du zapping, ni par la conduite au volant d'une voiture. Une volonté en rencontre une autre et la hiérarchisation dans l'absolu s'annule devant les nécessités vitales et sociales: se tenir informé, se déplacer au loin; il faut inévitablement composer, transiger avec le programme d'entretien physique qu'on a établi pour soi-même.

 

4 - La cybernétique pénétrée de schématique

 

Avant de s'engager dans l'espace des cyborgs, rappelons que les robots sont en nous en tant que capacité de machine. Mais le fait que nous soyons mis face à l'automate change le rapport à tous nos appareils, y compris à notre musculo-squelette qui devient un appareil parmi d'autres. Orthèse ou prothèse, le soma ainsi s'externalise ou s'intériorise en tant que production affirmée d'un corps augmenté ou négation d'un corps diminué dont l'industrie gagne jusqu'aux espaces de l'architecture et de l'urbain. Dans cette évolution, la puissance décuplée va souvent de pair avec un amoindrissement physiologique: il suffit de considérer, plus flagrant que le casque d'écoute assourdissant, l'aveuglement par les masques plongeant le quidam dans une réalité virtuelle. Si l'on s'en tient au sens d'industrie aidant à la décision, à la maîtrise du projet, la cybernétique ne devrait pas être ici du propos. Or il s'avère que les techniques orectiques et phylactique soulignées par Philippe Bruneau et Pierre-Yves Balut, celles qui visent à mettre en appétit et celles qui introduisent des entraves dans la gestion des projets, vont, par effet d'inefficacité, bien au-delà et restent en-deçà de ce qu'elles visent. La pharmacie et la médecine qui guérissent restaurent de l'être et plus l'instaurent dans parfois dans des statuts qu'il n'a pas: le dopage fait le champion et la compétition sportive n'est pas seule en cause; toute la pharmacopée de la toxicomanie est convoquée, à commencer par le café du matin, et toutes les compétitions qui visent le classement social requièrent une préparation technique aux limites du dopage.

 

FAIRE ÊTRE

1- L'être magique 

 

La magie de l'être se dénote par le terme même de pouvoir utilisé en ergologie puisque celui-ci renvoie autant aux qualités utiles de la matière élaborée qu'au pouvoir politique censé régir la condition du citoyen. L'activité n'est pas exceptionnellement magique, on peut certes y rapporter plus particulièrement certaines pratiques de l'art telle celle d'Yves Klein ( qui, entre autres, imputait au bleu le pouvoir de s'imprégner de son énergie et de la transmettre) et celle de Joseph Beuys qu'il comprenait comme celle d'un chaman; mais l'ubiquité et la pérennité sont nos préoccupations constantes: immortalité du bronze,villes et places publiques, échelles de temps nucléaires (la gestion des déchets radioactifs -durée de la radioactivité et durée de vie - gestion automatisée sur plusieurs siècles) et astronomiques (- 100 000 ans avant que les pas des premiers hommes sur la lune ne s'effacent - Giovani Anselmo et les forces lentes, la corrosion) La sculpture, art de l'éternité, défie le temps en recherchant des matériaux indestructibles. Mais ce faisant, c'est la mort qu'elle trouve finalement, car le marbre possède une vocation funéraire évidente (...) Mes sculptures de sable vivent, affirmait -il, et la preuve en est qu'elles meurent. C'est le contraire de la statuaire des cimetières qui est éternelle parce que sans vie. Michel Tournier, Le médianoche amoureux, p. 27 Dans les entreprises de séduction la technique tient une part importante ; si nous disons en récriminant contre les techniques d'information: «les médias nous manipulent», il faut supposer la conjonction d'une attente qui se satisfait des apparences et un mode de représentation qui insidieusement module l'objet présenté en information. La question de l'information mensongère réprimée par la loi ne semble pas a priori concerner le plasticien à qui n'incombe plus l'obligation de représentativité illusionniste depuis que la photographie remplace les portraits miniatures des échanges épistolaires. Il n'empêche que le noir et blanc25, le cadrage, l'éclairage et le point de vue réaménagent l'objet au point d'en produire un autre26. Le mensonge n'est donc pas appréciable en fonction du seul rapport subjectif à l'objet mais aussi en considérant que l'informateur lui-même peut avoir négligé les indications qu'il donne sans le savoir par l'image parallèlement à ce qu'il dit. Quant aux indications en cause, dire qu'elles contiennent une part de magie c'est dire par exemple que sur le dépliant publicitaire l'ordinateur est moins présent visuellement que l'écran allumé du moniteur. En somme, rien dans ce procédé n'est franchement abusif légalement mais par cette image, on fait scintiller un potentiel, par l'indication d'un pouvoir accru du seul fait de la possession du matériel offert.

 

2- L'être pratique

 

La séduction ne s'exerce pas uniquement sur le mode de la magie: par le parfum on fait sentir sa présence qu'on parvienne ou non à toucher l'autre physiquement; on dispense aussi l'autre d'avoir à subir l'odeur naturelle du corps, ce qui peut néanmoins toujours s'interpréter comme une façon d'imposer une odeur forte. Dans le même ordre du sentir, la technique chirurgicale actuelle permet d'assister à l'opération de son propre corps en directe: un écran de télé-vision nous présente à quelques mètres de nous le travail qui se produit sur nous même dans l'insensibilité quasi-totale. Le corps est ainsi mis à distance et nous sommes alors techniquement séparés de notre propre corps. Un tel rapport n'est pas loin de celui mentionné encore par Michel Tournier (La goutte d'or ) où la photographie est censée voler l'être, obligeant le sujet à participer à des milieux qu'il ne connait pas, à exister là où il ne vit pas, à l'abandonner à d'autres époques. On rejoint ainsi sur un mode fétichiste et narcissique les propos de Philippe Bruneau sur le portrait ( qui assure de la personne cf. Ramage n°1 ) en centrant toutefois l'attention sur le rapport à l'instituant. L'artificialisation de l'institué peut être saisie dans ce façonnage du corps que le métier impose parfois:

Mais le travail n'est rien encore. Car le "crassou", placé au plus bas de la hiérarchie du bord, se doit au service de l'équipage souvent ivre de fatigue, d'énervement et d'alcool. Il seconde normalement le cuistot, courant d'un pont à l'autre avec soupières, cafetières et gamelles, ou il distribue à la ronde vingt cigarettes allumées qui lui remplissent la bouche et l'asphyxient. p. 10-11 (...) Quelques fois, le dimanche tout le monde insiste pour qu'il aille décrocher l'accordéon. Il s'essaie un peu à jouer. Il dit qu'il peut plus bien avec ses gros doigts de paysan. p.60-61 Michel Tournier, Le médianoche amoureux.

 

3- La plastique produit une façon d'être, protéiforme 

 

Si l'on conçoit avec Philippe Bruneau27 et Pierre-Yves Balut28 que selon des modalités empiriques et magiques le vêtement réaménage les différences sociales en les accusant ou en les atténuant, que les industries funéraires font aussi l'histoire, la part de la plastique dans cette modification d'être reste à préciser. On peut noter par exemple dans la référence souvent faite à un narcissisme mégalomaniaque une représentation simpliste qui omet outre l'implication d'un complice, l'exigence de l'oeuvre (cf. le Land'artLand Art, le multiple et l'art monumental: Christo, Alain Jacquet et Richard Serra). La plastique à cet égard peut aussi bien s'appréhender comme une pratique à corps perdu. L'exposant est lié par son exposition: dès lors qu'elle a lieu elle fait de lui un notable ou un spécimen interchangeable sans que cette condition ainsi produite puisse être infléchie par ce qu'il peut encore dire, ou faire par l'attitude qu'il peut nouvellement prendre: les conditions techniques de la mise en vue de son oeuvre le fixent ontologiquement. Ce n'est ainsi que redire autrement l'habituelle dépossession de soi dont les commentaires d'exposition se font l'écho. Le plasticien, par définition travaille à être par son oeuvre; celle-ci est physiquement un autre corps (qu'il ait fait ou non l'objet d'une désappropriation) et l'ex-position dit bien la séparation qu'elle installe vis à vis d'une position antérieure. Avant l'exposition, les avancées du travail plastique déplacent littéralement le constructeur par le véhicule de son ouvrage; je note: encore un effet de cette focalisation sur l'ouvrage qui se fait: comme si l'espace plastique attirait à lui toutes sortes de réalités et qu'il tendait ainsi à croître par agrégation en augmentant les références qu'il porte29. Autrement dit, modifiant mon schéma environnemental, la production me déplace de l'atelier et me transporte ici et là par sa seule force de cohésion et de cohérence interne.

 

L'être protéiforme

 

Il s'agit en somme de présenter les traits d'un homo plasticus, plus que d'un homme de l'art30, en limitant sa portée à celle d'un modèle provisoire d'analyse. L'image de Protée aux multiples et diverses apparences convient provisoirement pour décrire, sinon expliquer ce fait du rapport de l'être à l'activité esthétique. Plastiquement, la conduite nous fait être par le rythme, autant dire qu'elle induit une méprise quant à l'identité des objets et des sujets et jusqu'aux projets mis en actions, en raison d'une attention aux identités et aux unités de la fabrication autant qu'aux performances à produire. Mais ce rythme est de surcroît limité à l'espace et au temps de l'ouvrage qui devient ?œuvre ainsi dans une singularité toujours renouvelée. Si la technique infléchit la personne, il n'est plus possible de maintenir la conception d'une identité et d'une unité (d'un noyau substantiel mythiquement établi dans le rapport occidentaliste au "je" que le "il" est loin de détrôner: "le journal d'il" de Gérard Duchêne qui met à distance le soi-même peut être appréhendé aussi dans un rapport d'étrangéité narcissique où soi se confond avec un pour autrui) susceptible d'émigrer à travers différentes façons de faire: autrement dit, le style31, en tant qu'appropriation de la technique risque à chaque fois d'être déstabilisé par la production d'une autre manière d'être, d'une autre acculturation du sujet. Le risque toutefois est modulé selon la politique adoptée: le passage d'une technique à une autre fait être différemment32, mais c'est à condition d'être à l'affût d'un changement au risque d'être dans l'instabilité. L'échange bilatéral de la politique synallactique fait évoluer le style à l'opposé de l'anallactique qui le fixe unilatéralement; mais l'unité et l'identité de l'oeuvre résultent d'un concert esthétique: ce n'est pas seulement la plastique qui produit de la personne, l'oeuvre, au masculin, est encore porté autrement par la chorale qui, le simulant, le met en scène et en compétition. Non seulement n'être par la plastique, comme les autres façons d'être, comporte en soi une contradiction qui rend théoriquement compte de l'inachèvement de la personne dont chacun tend à participer, mais cette seconde naissance culturelle qui s'appuie sur la technique, est toujours provisoire puisqu'elle ne s'aide que des liaisons indissociables aux fins comme aux moyens singulièrement mis en action, formant l'ouvrage où l'étant ne cesse de prendre et de changer de forme. Sans doute pèse alors la menace d'une schizomélie33 par laquelle le sujet change de style au gré des matériaux et des dispositifs qu'il met en oeuvre. Implicitement décrié dans la dénonciation de la manipulation aux accents de paranoïa, ce processus est la manifestation d'un conflit permanent ; rappelons les propos du début: la technique tend à déstabiliser l'être en modulant son schéma corporel ; à l'inverse, on acquiert un style par efforts renouvelés d'appropriation. Et le style de l'artiste, si souvent évoqué, n'est que l'effet d'une fidélité aux infidélités renouvelées par le rythme spécifique de l'ouvrage qui se fait oeuvre. En distinguant drastiquement la déictique de l'être de la schématique, I'indication du sujet ou de la personne du changement induit, la représentation sociale de la réalité sociologique, on se coupe méthodologiquement d'un jeu encore plus complexe de leurs interférences où sont intriquées trois modalités de la rationalité: le langage, I'art et la société, dans une perspective plus systématique de reconstruction des réalités concrètes. Il importait toutefois d'appréhender la fonction heuristique du modèle par quelques recoupements de réalités d'analyse mis en relation avec les réalités concrètes rencontrées par la pratique de l'art.

 

En conclusion, qu'est-ce que, e faire place à l'environnement technique dans une écologie humaine34 ?

 

C'est reconnaître une productivité schématique de la technique. Cette productivité tient au fait que l'être se fait par dépendance à ce qui le construit, déjà là avant sa vie et encore là après sa mort, fixant matériellement l'évolution, la diffusion, la transmission de ce qui n'est jamais totalement «sa» condition pleinement et socialement appropriée. S'il n'est de conflit que social, on peut concevoir du moins que la technique s'oppose un moment, le temps nécessaire à l'appropriation, au projet politique d'avenir à organiser socialement par la condition de l'être qu'elle a déjà outillée. Déviés par des surproductions ou sous productions liées à l'inefficacité fondamentale de l'outil, les résultats espérés en terme de changements sociaux freinent ou, à l'inverse, précipitent les évolutions. Les actions politiques auraient à gagner à être considérées aussi en termes de produits formés par des moyens et des fins qui fixent en les technicisant des assujettissements en-deçà et au-delà des projets d'avenir établis.

 


 

 

1La récente publication des trois livres de Jean-Claude Schotte (Méditations, cartésiennes et anticartésiennes, Still lost in translation 1,2,3, faisant valoir, par traduction de l'oedipe-tyran de Sophocle, la paternité culturelle et son pouvoir politique en balance avec les troubles de l'identité propres à l'Oedipe freudien, opère un dévoilement de la complexité de référence.

2Cf. sur la socioartistique: "A d'autres ", in "Fragmentation ", t.2, Gilles Le Guennec, thèse de doctorat, Rennes 2, 1987

3Lire à ce propos "Huit propositions sur le style ", Philippe Bruneau, Ramage n°5

4Philippe Bruneau, Ramage n°1, 22 ; n°2,165-167 ; Mage n°1, 128,151

5Georges Didi-Huberman, "La ressemblance comme mythe à la renaissance", conférence du 14 déc. 1992 à Rennes 2

6L'objection que la théorie de la médiation permet d'opposer à la sémiologisation des industries de l'être, à savoir que des trajets sont produits qui n'ont pas l'information pour visée, implique qu'on porte l'attention à la fois sur la différence entre indice et indication et sur le passage de l'un à l'autre.

7Roman Opalka, Art Press n°168

8Regnier Pirard, « Un pont-aux-ânes égologique: la reconnaissance de l'image spéculaire », Anthropo-logiques n°1, Bibliothèque des Cahiers de l'Institut de Linguistique de Louvain, Peeters, Louvain-La-Neuve, 1988

9Ce propos d'un architecte peut être éclairant:

Ma formation technique me permet de percevoir tout de suite l'utilité qu'on peut tirer de tel ou tel accident de l'architecture, d'un volume, d'une couleur. Je n'ai pas de problème d'aller et retour avec les techniciens parce que quand je conçois quelque chose, presque par réflexe, je sais comment cela sera construit.

De même cette réponse de Jan Voss à la question:

Votre travail de gravure ne produit-il pas une manière d'être différente de la peinture? Non, je ne pense pas. Je suis seulement plus tendu quand je travaille à l'imprimerie: je dois aller plus vite pour éviter que ceux qui m'entourent ne décident à ma place quand un problème se pose.

10On se souviendra des doses excessives de rayonnement subies par des patients lors d'un traitement anti-cancéreux par suite d'une transmission défaillante des ingénieurs-constructeurs vers les opérateurs-exploitants. Ainsi, 145 patients avaient été soumis à des doses excessives de rayonnement au CHU de Rangueil, à Toulouse, entre avril 2006 et avril 2007.

11Il serait toutefois intéressant de répertorier tous les termes techniques qui attestent d'une représentation induite du social par l'art, par exemple dans le Vocabulaire de la psychanalyse de Laplanche et Pontalis: écran (du rêve), mécanisme (de défense), construction (de l'inconscient), (choix d'objet par ) étayage, (le stade du ) miroir, ... pour ne donner que quelques exemples relatifs aux seules rubriques.

12Jean-Marc Poinsot, L'atelier sans mur, Art éditions, 1991

13Thierry Wendling, Us et abus de la notion de fait social total, revue du Mauss, n° 36/2, 2010, http://www.cairn.info/article.php?ID_ARTICLE=RDM_036_0087

14Fascinées par la chirurgie plastique, les progrès de la biologie et les techniques toujours plus sophistiquées d'implants physiques, les années 1990 ont signé l'avènement de ce que certains observateurs ont pu diagnostiquer comme relevant du « post humain » ou du « post organique ». (…) Idée principale : ayant cessé d'être une réalité stable le corps s'offre à la mutation, il possède à présent les moyens techniques de sa propre reconfiguration. ».

Paul Ardenne, L'image corps , éditions du regard, Paris 2000, p. 399

 

L'exhumation récente d'un crâne de guerrier Hun nettement déformée suggère qu'il faut relativiser la nouveauté du fait relevé. Cf. la mise au jour dans une nécropole du Bas-Empire, à Obernal (Bas-Rhin) en 2013, Journal Le Monde du 12-10-2016

Que le corps physique puisse être modelé par la technique, est un fait qu'on peut faire remonter jusqu'à l'apparition de l'homo faber : il suffit de considérer les déformations induites par les man?uvres habituelles où les forces musculo-squelettiques sont majoritairement impliquées. Mais la nouveauté tient à la déformation-transformation volontaire que sans nécessité médicale une artiste comme Orlan a pu pratiquer.

15La magie telle que Jean Gagnepain l'appréhende est un mode de production du réel ; cette conception diffère d'une « pensée magique », confinée dans l'intellect, sans effet.

16Cet exemple correspond à une pratique commerciale des musées qui va au devant de ce fétichisme mais qui, tout compte fait, ne fait que pallier une impossibilité financière d'acquisition. Au Musée d'Orsay on peut ainsi "dérober" à l'Olympia de Manet: sa perle en verre nacré, son bracelet en plaqué or, les boucles d'oreille de la nourrice en pâte de verre et plaqué or.

17On peut penser que l'histoire fonctionne dans le sens inverse; c'est d'abord le sens et la portée de la photographie sur nos vies qui se sont modifiés, et c'est ensuite que des artistes comme Rauschenberg et Richter tirèrent parti des conditions nouvelles du perçu. Benjamin Buchloh, Formalisme et historicité, autoritarisme et régression, trad. Claude Gintz, éd. Territoires, 1982, p. 51

18L'expression est de Pierre Soulages à qui la trace dématérialisée de la peinture gestuelle ne convient pas.

19La formule est héritée de Armel Huet, sociologue à Rennes 2

20Jean-Claude Quentel, Le dessin chez l'enfant, in Tétralogique n°7, anthropologie clinique, actes du colloque international de Rennes 2, 1989

Son article redonne actualité à la thèse de Georges-Henri Luquet en faisant valoir particulièrement l'absence d'une perspective adulte comme défaut de mise en perspective (cf. 3- dessin et imprégnation, p.92-97)

Si le dessin d'enfant traduit, tout comme le récit, I'impossibilité de l'enfant de fournir une composition où opèrent une certaine permanence malgré la diversité des éléments produits et, inversement, une relative variation malgré l'identité des éléments réalisés, c'est bien que la question de pose du principe d'identité qui va permettre de récapituler le dessin durant sa réalisation comme étant le même dessin au-delà des éléments produits. (p. 96)

21Cf. "Le public du Musée National d'Art Moderne en 1990: une enquête sur la réception des collections permanentes, Hana Gottesdiener et Jean-Paul Ameline, Les Cahiers du MNAM n°38

22Cf. "Le public du Musée National d'Art Moderne en 1990: une enquête sur la réception des collections permanentes, Hana Gottesdiener et Jean-Paul Ameline, Les Cahiers du MNAM n°38

23Cf. I'entretien de Laurence Louppe avec René Thom, Partitions du vivant, paru dans l'ouvrage édité à l'occasion de l'exposition Danses tracées réalisée par les Musées de Marseille, éd. Dis Voir, 1991

"Un premier modèle consiste à considérer chaque danseur comme la molécule d'un fluide; et par l'interpolation du déplacement des danseurs, on construit la dynamique des milieux continus qu'on peut considérer comme un fluide. La première problématique sera de définir I a déformation globale par l'ensemble des danseurs au cours du temps: déformation par expansion, ou déformation par contraction." p. 74, René Thom

24Les assureurs n'ont pas décidé du jour au lendemain qu'ils n'aimaient pas le rouge coquelicot ou le jaune poussin. Cet état de fait découle en réalité des statistiques. En effet, selon ces dernières, les voitures aux couleurs criardes ont plus d'accident que les voitures aux couleurs plus basiques et plus neutres. Doit-on relier cela au fait que les conducteurs de voitures vives sont de moins bons conducteurs que les conducteurs de voitures aux couleurs neutres, pourquoi pas ! Ainsi, avec une voiture de couleur vive, vous risquez de payer plus cher votre assurance, mais vous ne passerez pas inaperçu sur la route.
Actus et Tests auto sur Turbo.fr : Assurance auto : quelles sont les couleurs de voiture les plus chères ? - avec

Turbo.fr http://www.turbo.fr/assuranceauto/conseils/assurance_auto_quelles_sont_les_couleurs_de_voiture_les_plus_cheres-515029.html#ixzz435JBzakr

25"Les publications artistiques en provenance de France et surtout Cahiers d'Art, étaient une autre affaire; elles vous tenaient au courant des développements les plus récents à Paris, la seule place qui comptât vraiment. Pendant un moment la peinture parisienne exerca plus d'influence sur l'art new yorkais par l'intermédiaire de reproductions en noir et blanc que par des exemples directs, ce qui fut peut être une bénédiction cachée, cela permit à des Américains d'acquérir plus d'indépendance dans leur sens de la couleur, ne fût-ce que par incompréhension ou ignorance".

Clement Greenberg, "The Late Thirties in New York "~ 1957~ dans Art and Culture, boston, 1961, p.231. Cité par Benjamin Buchloh, p.6 (note 14)

26"Les publications artistiques en provenance de France et surtout Cahiers d'Art, étaient une autre affaire; elles vous tenaient au courant des développements les plus récents à Paris, la seule place qui comptât vraiment. Pendant un moment la peinture parisienne exerca plus d'influence sur l'art new yorkais par l'intermédiaire de reproductions en noir et blanc que par des exemples directs, ce qui fut peut être une bénédiction cachée, cela permit à des Américains d'acquérir plus d'indépendance dans leur sens de la couleur, ne fût-ce que par incompréhension ou ignorance".

Clement Greenberg, "The Late Thirties in New York "~ 1957~ dans Art and Culture, boston, 1961, p.231. Cité par Benjamin Buchloh, p.6 (note 14)

27Philippe Bruneau, Ramage n°2, Mage n°1,122-128

"Les industries schématiques modifient la condition et sont ainsi productrices d'être(...) lI'art n'est pas le simple reflet d'une condition préexistante qu'il ne modifierait pas mais bien un des moteurs de la société."

Philippe Bruneau, Mage n°l, Art et société, p.120

28Pierre-Yves Balut, Théorie du vêtement, Ll'Harmattan, 2013

29Lugano s'offre un nouveau LAC... Sur Le Monde du mardi 29 mars 2016, je repère distraitement une grille devant un paysage à dominante bleu. Tout de suite, je me demande si cette photo peut avoir un lien avec ce que je fais en ce moment à l'atelier. Je me rends compte que le sens du document visuel mis en avant par le journal est sans rapport avec la fausse carte maritime des archipels de peinture. L'intérêt principal du moment aurait-il pour effet une convergence de tous les intérêts ? Autrement dit, modifiant mon schéma environnemental, la production me déplace de l'atelier et me transporte ici et là par sa seule force de cohésion et de cohérence interne.

30"J'aime bien me jeter à fond dans une technique et ne penser qu'à ça, oublier que je suis, que j'ai été peintre..."

Pierre Soulages, extrait de "Soulages Eaux-fortes, lithographies",

1952-73, Yves Rivière, Arts et Métiers Graphiques, Paris, 1974, p.22

31(...) définit non sur la base exclusive de la configuration des choses faites ou des façons de faire, mais tel que Philippe Bruneau le propose, en articulation avec l'organisation du travail. Cf. Ramage n°5

32"J'aime bien me jeter à fond dans une technique et ne penser qu'à ça, oublier que je suis, que j'ai été peintre..."

Pierre Soulages, extrait de "Soulages Eaux-fortes, lithographies", 1952-73, Yves Rivière, Arts et Métiers Graphiques, Paris, 1974, p.22

33« (…) la personne, justement, se trouve être globalement en cause, autant que dans le délire, dans ce que j'appelle la schizomélie. Tel le cas, par exemple, de cet architecte de fortune des environs de St Malo dont la compétence était techniquement intacte, mais dont le plan s'autogénérait pratiquement sur le tas et dont l'antithèse fusionnelle serait, sous le nom d'échomélie, à chercher selon moi dans le syncrétisme des styles dont témoigne la construction de la maison du facteur Cheval. » Jean Gagnepain, Mes Parlements, éd. De Boeck/université, Bruxelles, 1994, p.92

34Jean-Michel Le Bot, Éléments d'écologie humaine, une lecture de la mésologie, éd. L'Harmattan, 2014

 

 

 

 

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